Auteures : Solène Baffi, Lucile Boudet et Noémi Mené
Introduction
Mode de déplacement rapide, souvent peu coûteux et très adaptable, les motos-taxis se sont imposés parmi l’offre de transport des habitants de nombreuses villes africaines. Auparavant concentrés dans les villes principales de quelques pays, les motos-taxis sont aujourd’hui devenus incontournables, parfois incontrôlables, dans de nombreuses municipalités. Conscientes de cette dynamique économique et urbaine, de nombreuses entreprises du numérique se sont lancées dans des applications de transport à la demande pour mettre en relation chauffeurs et usagers. Cet article dresse un panorama des pratiques et enjeux actuels autour de ces plateformes de l’économie numérique et de leurs liens avec les autorités publiques. Il s’inscrit dans la longue tradition à CODATU d’intérêt pour le transport artisanal et ses évolutions. Il se base sur une revue de la littérature scientifique, sur des entretiens et partages de connaissances de la part d’acteurs du secteur ainsi que sur une revue de presse.
Les motos-taxis : émergence d’un mode de transport artisanal
Les motos-taxis sont apparus dans les années 1970 au Nigeria mais ils ont pris réellement de l’importance vers le milieu des années 1980 au Niger, au Cameroun, au Bénin, en Ouganda et au Kenya. Leur diffusion s’est accélérée dans les années 2000 avec l’arrivée massive de matériel chinois, de meilleur marché et disponible en plus grande quantité que les motos antérieures [1]. « Cette motorisation à deux roues n’aurait pas été possible sans une chute des prix d’importation des motos au début des années 2000. Avec l’accession de la Chine à l’OMC en 2001, le prix des motos importées a très vite été divisé par trois »[2]. Cette diffusion n’est cependant pas homogène sur le continent. La quantité de motos-taxis en circulation et la part modale de ce mode de déplacement varient fortement en fonction des contextes nationaux et locaux. Si au Mali la pratique est émergente, la ville de Douala au Cameroun compte en 2020 entre 50 000[3] et 150 000[4] motos-taxis (pour près de 4 millions d’habitants) et ils représentent une part modale de plus de 60% des déplacements motorisés[5].
Un mode de déplacement flexible mais perturbateur
Ce mode de déplacement s’est répandu facilement car il est particulièrement flexible et permet de pallier des manques ou défaillances d’autres modes de déplacement, pour un investissement minimal. Dans des contextes où il n’existe pas d’offre de transport en commun, le moto-taxi permet de répondre à la demande de mobilité, comme les autres services de transport artisanal, en se mettant en place rapidement et en s’adaptant facilement à l’environnement local. Quand il existe une offre de transport en commun, le moto-taxi vient la compléter (quand les routes ne sont pas carrossables, afin d’offrir un service de rabattement) ou au contraire la concurrencer quand l’offre de transport en commun est insuffisante et peu adaptée aux besoins de mobilité des usagers. Il est également relativement peu coûteux, même s’il n’est pas toujours plus avantageux économiquement par rapport à un taxi traditionnel.[6] A Douala :
« Les bus et minibus sont les modes les plus avantageux économiquement, car ils ne fonctionnent pas selon un système de sectionnement. La moto-taxi est le mode le moins avantageux sur les longues distances et le plus sujet à des fluctuations, ses tarifs varient selon la distance parcourue, le poids du passager, le transport de bagages. »[7]
Il est souvent considéré comme peu sûr, voire dangereux. Ses conducteurs sont souvent désignés comme responsables de l’insécurité, de la congestion et sont régulièrement impliqués dans des accidents routiers. A tel point que dans l’hôpital Laquintinie de Douala, un pavillon a été renommé « pavillon bendskin[8] » car il reçoit tous les jours plusieurs personnes accidentées par l’activité des motos-taxis[9]. Sur le court terme, c’est une solution de mobilité pour de nombreux habitants mais elle est généralement décrite comme un mode de déplacement qui doit, à plus long terme, laisser la place à des modes de déplacement plus capacitaires et plus propres. En effet, si les chauffeurs et les propriétaires des motos sont généralement conscients de la pollution engendrée par celles-ci, le passage à des véhicules électriques ou à des carburants plus respectueux de l’environnement est trop coûteux pour être envisageable. Et, évidemment, la multiplication des véhicules sur les routes ne résout pas tous les enjeux de déplacement.
Un groupe social au poids politique important
Les chauffeurs de motos-taxis sont souvent des jeunes hommes au chômage (Cervero & Golub, 2007) qui effectuent cette activité pour un temps relativement court, quelques années tout au plus. Ils travaillent généralement sans être déclarés, la plupart n’a pas le permis de conduire ou l’autorisation d’exercer son activité. Ce secteur peut cependant remplir un rôle social et économique important car il est un gros pourvoyeur d’emplois dans des contextes nationaux de chômage massif [10]. L’organisation de ce mode de transport est la plupart du temps artisanale et on peut souvent retrouver des organisations syndicales et des structures professionnelles mêlant chauffeurs et propriétaires. Leur nombre au sein de ces organisations peut même leur donner un poids politique non négligeable, comme au Cameroun (Amougou Mbarga, 2010) ou en RDC (Nkuku, 2018).
Nous ne reviendrons pas ici précisément sur les types d’encadrement du transport artisanal par les pouvoirs publics (Cervero & Golub, 2007 ; Godard, 2008 ; AFD & CODATU, 2015). Cependant, nous pouvons affirmer que les relations avec les pouvoirs publics sont symptomatiques des relations entre
un secteur du transport artisanal non institutionnalisé et des autorités publiques qui tentent de le réguler (Guézéré, 2012). En effet, les relations entre les pouvoirs publics et les chauffeurs de motos-taxis peuvent être de trois types. Les autorités peuvent accepter et laisser faire les chauffeurs car il n’y a pas d’autre offre de transport pour répondre à la demande, même si l’activité n’est pas réglementée. Au contraire, les autorités peuvent interdire cette activité par des mesures coercitives pour éradiquer la pratique. Enfin, les autorités peuvent tenter de réguler par des mesures d’encadrement et d’accompagnement [11]. Dans quelques cas ou le phénomène est émergent comme à Madagascar, les autorités peuvent être en phase d’interrogation sur l’attitude à adopter entre les trois citées.
L’arrivée des applications de transport à la demande, les nouveaux acteurs du transport artisanal
Ce secteur économique a éveillé l’intérêt des entrepreneurs et de nombreuses entreprises du numérique se sont penchées sur la mise en place d’un service basé sur une application pour mettre en lien les chauffeurs avec leur client. Dans la plupart des villes africaines, le transport à la demande est déjà la norme. Les technologies numériques permettent notamment la géolocalisation en temps réel, un certain contrôle de l’activité des chauffeurs par les notations des usagers et le regard sur les chemins empruntés. Ces entreprises sont d’origines diverses. D’un côté, des entreprises déjà implantées internationalement dans le milieu du transport à la demande comme Uber ou Heetch se sont adaptées à ce type de véhicule et aux contextes locaux. De l’autre, des entrepreneurs originaires du territoire ont mis en place leur propre service sur la base d’une implantation locale. C’est par exemple le cas de Safe Boda en Ouganda, Max.ng au Nigéria, GoZem au Togo, Bee à Douala. En 2017, on comptait plus de 60 entreprises spécialisées dans ce service [12]. Nous ne nous pencherons pas sur ce sujet mais la numérisation peut également concerner les taxis-voitures.

Illustration 1: Image promotionnelle Teliman (source : http://www.teliman.ml/)
Offres et modèles de fonctionnement de ces plateformes
Les services offerts par ces entreprises sont variés, même si la base reste la même, celle de proposer une application pour mettre en lien les chauffeurs avec les usagers du service. Une offre « de base » serait celle de mettre en relation chauffeurs et usagers, de proposer une plus grande sécurité et qualité du voyage (notamment par la notation des conducteurs, la promesse du respect du code de la route), une sécurité de l’activité pour le conducteur (pas besoin de démarcher pour obtenir des clients, une transaction financière sécurisée, des assurances fournies). Certaines entreprises proposent de plus en plus d’autres services comme la livraison de produits de consommation, la réservation d’une course, etc.
Certaines entreprises tendent à proposer une professionnalisation des chauffeurs. Des entreprises comme Teliman à Bamako forment leurs chauffeurs, choisissent et entretiennent elles-mêmes leur flotte de véhicules et proposent de louer les motos aux chauffeurs jusqu’à ce qu’ils aient remboursé le montant de leur véhicule et en deviennent propriétaires.
Les entreprises d’origine locale cherchent souvent à recréer un sentiment de communauté à travers, non pas une organisation syndicale, mais par le biais d’une culture d’entreprise, comme on l’observe chez Bee ou Teliman. Elles accompagnent les chauffeurs dans leur activité, avec un appui juridique en cas de contrôle, des avantages sociaux et économiques (aides en cas de maladies, etc.) et ancrent leurs discours dans le contexte local avec un discours sur l’amélioration de la qualité de vie des habitants.
Ces entreprises se positionnent comme facilitatrices de mobilité sociale pour les chauffeurs et misent sur ces avantages pour recruter leurs chauffeurs. En effet, il faut pouvoir offrir une incitation aux chauffeurs qui pourraient tout à fait se mettre à leur compte et s’organiser de manière plus informelle comme c’était le cas avant l’arrivée de ces plateformes.
D’autres veulent se positionner comme des relais auprès des autorités en débutant leur activité par un dialogue avec elles et en se proposant comme une extension de celles-ci. C’est le cas de Gozem au Togo qui étudie la possibilité d’assurer la gestion du système de délivrance des licences.
De ces activités découlent des modèles économiques relativement similaires mais aux coûts d’entrée variables. En effet, les entreprises qui souhaitent former les chauffeurs, être propriétaires des motos et les entretenir, doivent investir du temps et de l’argent avant de devenir rentables. Ce qui est moins le cas des entreprises qui servent uniquement de plateforme de mise en relation des clients et chauffeurs. Pour démarrer leur activité, les entreprises peuvent faire appel à leurs fonds propres dans le cas d’entreprises déjà implantées internationalement. Elles peuvent aussi lever des fonds de donateurs ou d’investisseurs privés (en 2019 avant de débuter son activité au Cameroun, Heetch a levé 4 millions d’euros auprès d’AfricInvest [13], récemment IntiGo a levé plus de 2 millions de dinars [14]).

Tableau schématique de l’offre de services des applications de transport à la demande par motos-taxis
Entre limites et soutiens, l’ambiguïté des relations avec les pouvoirs locaux
Nous l’avons déjà mentionné, les relations entre les pouvoirs publics et les chauffeurs de motos-taxis sont symptomatiques des rapports qu’entretiennent les opérateurs de transport artisanal avec les autorités nationales et locales de manière générale. L’implantation d’entreprises du numérique sur un territoire peut être très perturbatrice pour les autorités locales, on pense par exemple aux conflits autour de l’influence de la plateforme Airbnb sur les prix des loyers dans les grandes villes européennes ou les conflits avec les chauffeurs de taxi en France à l’arrivée d’Uber. Les règlementations nationales et locales sont souvent inadaptées face à ces nouveaux acteurs de la mobilité qui ne rentrent dans aucune des catégories de transporteurs préétablies. IntiGo, start-up de transport à la demande par motos-taxis en Tunisie, en est un bon exemple : il a fallu revoir la réglementation nationale pour permettre à l’entreprise de développer ses activités [15].
Le processus d’implantation et les impacts des plateformes numériques varient selon l’existence – ou non – d’une activité de motos-taxis au préalable. A Bamako, où il n’y avait pas de service de motos-taxis à la demande, Teliman est entré en relation avec les autorités locales avant de débuter son activité afin de trouver un terrain d’entente et d’éviter des complications futures. A Kampala en Ouganda, de nombreux motos-taxis opèrent depuis plusieurs années et l’arrivée des plateformes numériques se fait dans un contexte de régulation forte de l’activité de ce mode et de leur périmètre de déplacement. A Douala, au Cameroun, malgré les tentatives des autorités publiques pour réguler le secteur, il reste largement incontrôlé.
A. Courmont travaille sur les liens entre les entreprises de l’économie numérique et les autorités publiques en France. Il revient sur l’idée diffuse que ces firmes sont incontrôlées et incontrôlables :
« Si la rapidité avec laquelle les plateformes se sont imposées a souvent pris de
court les pouvoirs publics, ces derniers, se positionnant dans une posture
davantage réactive que stratégique, disposent de marges de manœuvre pour
encadrer leur activité. Les plateformes ne sont ainsi ni ingouvernées ni
ingouvernables. (Courmont, 2018) »
Si les villes qu’il étudie disposent de plus de ressources (financières, humaines et légales), cela ne signifie pas que les autres sont complètement démunies face à ces nouveaux acteurs. L’adaptation à ces reconfigurations des acteurs de la mobilité est forcément un apprentissage et peut permettre de créer et d’innover pour offrir un système de mobilité le plus proche des besoins des habitants.
Les gouvernements réagissent à la multiplication des motos-taxis et à l’activité des start-ups par des mesures qui peuvent aller jusqu’à interdire les activités de ces entreprises. A Lagos (Nigéria) en 2020, le gouvernement a mis un terme aux activités des start-ups de son territoire en leur interdisant d’opérer dans des parties clés de la ville [16].
Si les plateformes du numérique peuvent devenir un interlocuteur privilégié pour les autorités locales, il y a encore peu d’exemples de contrats ou de partenariats entre une plateforme du numérique pour le transport à la demande par moto-taxi. Le seul cas à notre connaissance est celui de Kampala (Ouganda) où les autorités obligent depuis le début de l’année 2020 les chauffeurs à s’inscrire sur au moins une application de transport à la demande pour exercer leur activité. Il n’y a pas encore de cas de monopole d’une plateforme unique à laquelle sont affiliés tous les chauffeurs.
On observe des problèmes majeurs de gouvernance du secteur des transports urbains dans de nombreuses villes africaines. Il y a de nombreuses raisons à cela, comme le manque d’autorité organisatrice, de structures de régulation identifiées, de moyens pérennes. Il est souvent moins complexe de mettre en place des systèmes fortement capacitaires comme le BRT que de réguler le transport artisanal car il est plus classique d’obtenir des financements et l’appui d’experts et de consultants internationaux sur des mégaprojets de transport. Ces plateformes s’insèrent dans un schéma de gouvernance déjà complexe (autorités fragmentées, parfois une entreprise parapublique subventionnée mais peu efficace, des artisans plus ou moins formalisés mais non subventionnés, etc.) On peut également considérer que les plateformes, au lieu de compliquer la situation peuvent être un levier pour trouver des solutions qui clarifient le rôle de chacun et permettent à tous les acteurs d’y gagner.
Opportunités et limites de ces offres
Leviers d’évolution et d’amélioration du secteur
Un des enjeux principaux dans le transport artisanal réside dans sa professionnalisation.
Celle-ci passe notamment par l’amélioration des conditions de travail, de la qualité de service et des modes de fonctionnement qui produisent des externalités négatives. Dans ce cadre, les entreprises du numérique ont un rôle à jouer en permettant la clarification du cadre juridique, en régularisant l’activité des chauffeurs, en sécurisant l’activité par les formations à la conduite. Cette professionnalisation donne également parfois lieu à une amélioration des conditions de vie des chauffeurs, qui peuvent alors devenir propriétaires de leur véhicule après un certain temps d’activité ou bénéficier d’une couverture sociale. Ces différents avantages ne sont pas propres aux entreprises du numérique, on les retrouve dans des organisations plus ou moins formalisées à une échelle très locale dans les différentes villes africaines (Schalekamp & Saddier, 2020). Il y a déjà par exemple dans les camps de bendskinners [17] à Douala des organisations, syndicales ou non, qui proposent des soutiens financiers à leurs membres en cas de problème. Cependant, les plateformes du numérique pourraient systématiser ce qui se passe de manière ponctuelle dans certains contextes.
Toujours sur les conditions de travail et de sécurité de la profession, l’apparition de ces plateformes permet d’offrir aux usagers et aux chauffeurs un meilleur matériel et un renouvellement de la flotte. C’est le cas de l’entreprise Bee à Douala qui achète et fournit les motos aux chauffeurs. Si la location de véhicules n’est pas proposée par l’entreprise, il existe au moins des exigences concernant le matériel (sur la révision, le type de véhicule utilisé). Les motos électriques sont souvent mentionnées comme l’étape prochaine mais la différence de coût reste trop importante pour sauter le pas, en l’absence de subventions publiques.
Un autre apport significatif des plateformes du numérique réside dans la production et la mise à disposition de données de transport. Ces données (sur le nombre de motos-taxis, la demande des usagers, les trajets réalisés, etc.) sont très utiles car elles sont presque inexistantes et très incomplètes dans les villes africaines. Les pouvoirs publics pourraient mieux comprendre l’offre et la demande et adapter leurs politiques et projets de mobilité, à condition d’avoir accès à ces nouvelles données. Cependant, cela ouvre des questionnements sur le stockage, la gestion, la mise à jour et la propriété des données qui sont produites dans le cadre de l’exercice d’une activité économique. Il s’agit donc d’un enjeu essentiel dans le développement de ces plateformes et leurs interactions avec les autorités.
Les plateformes numériques proposent également une gestion clarifiée de cette offre de transport à la fois dans l’environnement urbain et pour les usagers. L’information est plus facilement disponible, on sait où trouver un chauffeur, le prix, le temps de trajet estimé. La numérisation de l’offre peut être un outil pour permettre un rapprochement avec les réseaux structurés de transport de masse, déjà existants ou à venir. Il est aussi plus facile pour les pouvoirs publics d’interagir avec le secteur si les chauffeurs sont regroupés sous plusieurs entreprises du numérique et répondent à des critères de qualité plus évidents.

Illustration 2: Image promotionnelle BEE (Source: https://beegroup.cm/become_a_driver)
Les applications de transport à la demande par moto-taxi peuvent également offrir la possibilité
de payer directement par carte bancaire ou mobile banking. Cette fonction permet d’éviter certains
problèmes comme le défaut de monnaie, le transport d’argent pour les clients et les chauffeurs, et
peut permettre une traçabilité des flux monétaires, des augmentations progressives non dépendantes de la monnaie disponible, des formules plus élaborées que celle du simple ticket. Cette traçabilité, si elle est fortement souhaitable pour les entreprises du numérique et potentiellement pour les pouvoirs publics dans une démarche de récolte de taxes et impôts, peut au contraire freiner les chauffeurs qui seront moins enclin à voir leurs transactions surveillées (Schalekamp & Saddier, 2020).

Illustration 3: Image promotionnelle de la fonction « cashless », Safeboda (Source : https://safeboda.com/ug/index.php#howitworks)
Enfin, des auteures parlent des plateformes numériques comme d’une innovation sociale, force
d’empowerment pour les chauffeurs et les clients.
« Les applications mobiles de réservation de taxi se positionnent donc comme les outils d’une
transformation de l’opération et de l’usage des services de taxi dans une dynamique bottom-up, en
partant des problèmes des chauffeurs et des clients. A ce titre, et au regard de la littérature consacrée
à ce concept, ces applications mobiles peuvent donc être qualifiées d’« innovations sociales » au sens
où elles apportent des solutions en réponse à des besoins exprimés par la société. » (Eskenazi &
Boutueil, 2016)
Si cette citation peut s’appliquer à l’Asie du Sud-Est, terrain d’enquête de l’article d’où elle est issue, on ne peut pas affirmer que ce soit le cas en Afrique. Cependant, cela soulève le point crucial de la dimension sociétale des changements opérés par l’irruption de ces plateformes numériques.
Accès à internet, monopole, COVID-19 : freins et limites de l’implantation des plateformes numériques
Une limite majeure dans le développement de ces applications réside dans le taux d’équipement en smartphone (indispensables pour utiliser l’application) et dans le taux de couverture internet. Au Cameroun, le taux de pénétration d’internet est de 30% [18]. De plus, dans la plupart des pays africains, le prix des données mobiles est très élevé, ce qui signifie que même les personnes dotées de smartphone ne peuvent pas forcément l’utiliser comme elles le souhaitent [19].
Une partie importante de la population ne peut donc pas avoir accès à ce service et les applications ne pourront pas (dans l’immédiat) remplacer les centres d’appel et le fait de héler directement un chauffeur dans la rue. Dans ce sens, il pourrait être intéressant pour une application de se mettre en lien avec une compagnie de téléphonie pour résoudre ce problème. Les coupures d’internet sont un autre frein majeur à la diffusion de ces plateformes. Une coupure internet a été décidée par le gouvernement en janvier 2021 en Ouganda. Le CEO de Safe Boda, qui opère dans la ville, s’est alors prononcé sur le manque à gagner des chauffeurs de son application qui n’ont alors pas pu opérer leur activité pendant 5 jours [20].
Le fonctionnement même des applications basées sur le modèle d’Uber peut être problématique (Lambrecht, 2016). Elles sont en effet basées sur la géolocalisation à la fois des clients et des chauffeurs, sur une vision et une approche cartographique de l’espace et de la ville. Les habitants, eux, se repèrent plutôt à l’aide de lieux significatifs qu’à l’aide de cartes et de noms de rue. Il est donc souvent fréquent que les chauffeurs appellent à travers l’application le client pour demander la position exacte. Par rapport à un centre d’appel qui met en lien les chauffeurs avec les clients, les applications ne sont pas toujours plus intuitives ou faciles d’utilisation.
Enfin, un des autres enjeux de l’arrivée de ces applications réside dans une potentielle création de monopole privé d’une solution de mobilité. Sans contrôle de la part des pouvoirs publics, les coûts pourraient devenir particulièrement élevés pour les usagers, potentiellement captifs de ce mode de transport. Les effets du monopole pourraient également se traduire sur les conditions de travail et le revenu des chauffeurs. Les artisans jusque-là à leur compte ou travaillant pour le compte d’un propriétaire deviendraient plus dépendants dans l’exercice de leur activité, avec le risque de l’augmentation soudaine des taux de commission de la part de la plateforme. Ce fut le cas en octobre 2020 pour les chauffeurs de la plateforme Safe Boda qui ont vu les taux de commission de l’entreprise passer de 10 à 15% [21]. Cette question du monopole est importante dans la question des données produites par une entreprise : comme nous l’avons déjà mentionné, la création de monopole donnerait un avantage considérable à l’entreprise dans des discussions avec les pouvoirs publics.
Les effets de la COVID-19 sur les applications de transport à la demande et la reconfiguration des enjeux
Les plateformes de transport à la demande, comme la plupart des services de transport, ont été fortement impactées depuis le début de la pandémie de la COVID-19. Si ce mode de transport ne permet pas le respect des distanciations sociales entre le chauffeur et le passager, les motos-taxis sont respectivement moins craintes sur le point de vue strictement sanitaire par rapport à des transports en commun très capacitaires. Il n’empêche que les effets ont été fortement ressentis par les entreprises, tout comme par les chauffeurs. Heetch a arrêté ses services au Cameroun au printemps 2020, les différentes restrictions de déplacement (couvre-feu, interdiction de déplacement entre certaines régions, fermeture de frontières) ayant mis à mal les activités de nombreux chauffeurs et donc par-là l’activité des plateformes. Les activités subissant une forte pression, ce sont à la suite les usagers qui en ont fait les frais, avec une hausse des prix à la course, certaines plateformes augmentant leur commission pour pallier la restriction du chiffre d’affaires.
Positionnement de CODATU sur ces applications de transport à la demande par motos-taxis
Ces quelques exemples illustrent les dynamiques de diffusion des plateformes du numérique en cours dans plusieurs villes africaines. CODATU est en faveur de l’amélioration et de la professionnalisation des systèmes de transport artisanal, de manière pragmatique pour améliorer le service rendu aux usagers. C’est souvent d’ailleurs un préalable nécessaire avant l’introduction des modes capacitaires, car le rabattement des passagers sur ces nouveaux modes suppose une restructuration du transport artisanal. Cela nécessite d’accompagner la régulation et l’amélioration de ces services. Le développement des plateformes est une opportunité de structurer et de réguler l’offre de motos-taxis, alors que jusqu’à présent la capacité d’action des pouvoirs publics était limitée dans ce domaine. Accompagner cette dynamique et promouvoir la coordination entre les plateformes et les pouvoirs publics est certainement un enjeu majeur pour les acteurs qui, comme CODATU, œuvrent pour une mobilité urbaine durable en Afrique.
Bibliographie et sources d’intérêt
- Amougou Mbarga, A. B. (2010). Le phénomène des motos-taxis dans la ville de Douala : crise de
l’Etat, identité et régulation sociale. Anthropologie et Sociétés (34), 55-73. - AFD & CODATU. (2015). Le transport collectif artisanal : une composante essentielle dans un système
dual. - Berger, V., (2020), Le développement des nouveaux services de mobilité numérique, Revue juridique
de l’environnement, 1, Volume 45, pp 35-44 - Cervero, R., &Golub, A. (2007). Informal transport : a global perspective. Transport Policy, 14, 445-
457. - Courmont, A. (2018). Où est passée la smart city ? firmes de l’économie numérique et gouvernement
urbain. Cities are back in town – Working papers. Ecole Urbaine de Sciences Po. - Diaz Olvera, L., Plat, D., Pochet, P. et Maïdadi, S., (2012) Motorbike taxis in the « transport crisis » of
West and Central African cities, EchoGéo, 20, http://journals.openedition.org/echogeo/13080 - Ehebrecht, D., Heinrichs, D., & Lenz, B. (2018). Motorcycle-taxis in Sub-saharan Africa: Current
knowledge, implications for the debate on ‘informal transport’ and research needs. Journal of
Geography(69), 242-256. - Eskenazi, M., &Boutueil, V. (2016). L’Asie du Sud-Est, un terrain d’innovation par le numérique pour
la mobilité ? Réseaux (200). - Godard, X. &Ngabmen, H., (2002), Z comme Zemidjan, ou le succès des motos-taxis, in Godard, X.,
Les transports et la ville en Afrique au Sud du Sahara. Le temps de la débrouille et du désordre
inventif, Paris, Karthala. - Godard, X. (2008). Transport artisanal, esquisse de bilan pour la mobilité durable. CODATU XIII. Hô
Chi Minh Ville (Vietnam). - Guézéré, A. (2012). Territoires des taxis-motos à Lomé : de la pratique quotidienne à la
recomposition des espaces urbains et des liens sociaux. Géographie, économie, société, 14, 53-72. - Keutcheu, J. (2015), Le « fléau des motos-taxis », Cahiers d’études africaines, 219, URL :
http://journals.openedition.org/etudesafricaines/18208 - Lambrecht, M. (2016). L’économie des plateformes collaboratives. Courrier hebdomadaire du CRISP (26-27), 5-80.
- Lesteven, G., Boutueil, V., (2018), Is paratransit a key asset for a sustainable urban mobility system? Insights from three African cities, 97th annual meeting Transportation Tesearch, Washington, US
- Nkuku, A. M. (2018). Gouvernance dans l’incertitude et instrumentalisation de la régulation des mototaxis à Kinshasa. Cahiers Africains (92), 117-131.
- Schalekamp, H., &Saddier, S. (2020). Emerging business models and service options in the shared sector in African cities. VREF.
- Widmer, S. (2014), Navigation sur mesure ? Usages d’application en ville de New York, Géo Regards, n° 7, pp. 55-72.
[1] Chenal, J., « Et la Chine inventa l’étalement urbain en Afrique, grâce aux motos-taxis », Le Monde Afrique,
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/01/26/et-la-chine-inventa-l-etalement-urbain-en-afrique-grace-aux-motos-taxis_5069594_3212.html, 26/01/17, consulté le 28/03/2017
[2] Banque Mondiale et Transitec, « Analyse multimodale et diagnostic de la politique économique Communauté urbaine de Douala », Rapport final, mai 2018.
[3] Groupement Systra, BJ Group et VisualStat Consulting, « PMUS Douala », juillet 2018, p108
[4] Agence Cameroun Presse, « Les mototaxis assurent 61% du transport urbain dans la ville de Douala, selon une étude de la Communauté urbaine », Agence Cameroun Presse,
https://agencecamerounpresse.com/societe/les-mototaxis-assurent-61-du-transport-urbain-dans-la-ville-de-douala,-selon-une-%C3%A9tude-de-la-communaut%C3%A9-urbaine.html, 19/11/2019, consulté le 01/03/2021
[5] Groupement Systra, BJ Group et VisualStat Consulting, « PMUS Douala », juillet 2018, p108
[6] « La distance parcourue en mototaxi est donc probablement plus éloignée de la distance à vol d’oiseau que la distance en taxis, ces derniers empruntant en majorité les grands axes. La dépense moyenne en mototaxi est plus faible que la dépense moyenne en taxi, mais le prix rapporté au kilomètre est en fait le même (environ 90 FCFA/km) » PMUS Douala, Groupement Systra et al., 2018.
[7] Banque Mondiale &Transitec, « Analyse multimodale et diagnostic de la politique économique de la
communauté urbaine de Douala », Rapport final, Mai 2018.
[8] Nom donné aux motos-taxis au Cameroun
[9]Afrik, « Les moto-taxis ou la danse de la mort », https://www.afrik.com/les-moto-taxis-ou-la-danse-de-la-mort, 20/07/2002, consulté le 01/03/2021.
[10] Rapport Banque Mondiale et Transitec op. cit., p.16
[11] Publication de capitalisation sur le transport artisanal, CODATU & AFD, à venir.
[12] Nzekwe, H., “Shock for SafeBoda, Others as Uganda shifts Goalpost & chains bike transport”, WeeTracker, 28/07/2020, https://weetracker.com/2020/07/28/uganda-boda-boda-ban-within-city/
[13] Darame, M. « L’entreprise française de VTC Heetch veut réinventer les taxis en Afrique francophone », Le Monde, 20/11/19 https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/11/20/l-entreprise-francaise-de-vtc-heetch-veut-se-developper-en-afrique-francophone_6019924_3212.html
[14] Ben Yahia, M., « IntiGo lève 2 millions de dinars auprès de CAPSA Capital Partners pour booster son activité », Il Boursa, 23/07/2020 https://www.ilboursa.com/marches/intigo-leve-2-millions-de-dinars-aupres-de-capsa-capital-partners-pour-booster-son-activite_23360
[15] Haddad, M., « A Tunis, les taxis-scooters Intigo veulent pallier les insuffisances des transports publics », Le Monde, 30/01/20, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/01/30/a-tunis-les-taxis-scooters-intigo-veulent-pallier-les-insuffisances-des-transports-publics_6027841_3212.html
[16] Nzekwe, H., “Okada ban in Lagos to affect hailing startups”, WeeTracker, 28/01/2020,
https://weetracker.com/2020/01/28/okada-ban-in-lagos-to-affect-hailing-startups/
[17] Nom donné aux chauffeurs de taxi-motos au Cameroun.
[18] We are Social & Hootsuite, “Digital 2020 Cameroon”, 2020, https://datareportal.com/reports/digital-2020-cameroon
[19] RFI, « Les prix de l’Internet en Afrique : quelles avancées ? », RFI, 26/10/2020,
https://www.rfi.fr/fr/podcasts/20201026-les-prix-linternet-en-afrique-quelles-avanc%C3%A9es
[20] TechJaja, « SafeBoda’s Ricky Rapa Thomson on why it’s time to open up the economy”, TechJaja, 03/02/2021,
https://techjaja.com/ricky-rapa-thomson-on-why-its-time-to-open-the-economy/
[21] Shabomwe, R. « Safe Boda Riders Protest 15% Deduction”, Uganda Radio Network, 10/10/20,
https://ugandaradionetwork.net/story/safe-boda-riders-protest-15-deduction