11 juillet 2016

Portrait méditerranée : Mourad Gassab, société du RFR, Tunis

Interview
de Mourad Gassab,

Président Directeur Général

Société du Réseau Ferré Rapide

 

Pour commencer, qu’est-ce que la société du RFR ?Mourad Gassab Small

La société du RFR – Réseau Ferroviaire Rapide de Tunis – a été créée en juillet 2007 afin d’effectuer les travaux du projet RFR, réseau de train suburbain visant à mieux connecter les banlieues de l’agglomération du Grand Tunis avec le centre. Ce réseau sera composé à terme de 5 lignes : la ligne A déjà existante et les lignes C, D, E et C’+F.

Le projet RFR a démarré en 2002 suite aux orientations du PDRT – Plan de Développement Régional des Transports – du Grand Tunis. Une étude détaillée du projet a ainsi été lancée et s’est achevée en 2007. Réalisée par les quatre bureaux Systra, SCET Tunisie, Studi et PCI, elle concernait tous les modes de transport en commun sur le Grand Tunis. C’est à la suite de cette étude que la société du RFR a été créée pour suivre l’exécution de ce projet.

La première tranche du projet est actuellement en cours et consiste en la construction des deux premières lignes D et E vers l’Est du Grand Tunis. La ligne D entre Tunis Ville et Gobâa sera longue de 12,2 km, et la ligne E entre Tunis Ville et Bougatfa, de 6,3 km. Cette première tranche devra être achevée en Octobre 2018.

La tranche suivante du projet prévoit les extensions des lignes D et E, la construction des lignes C vers le Sud et C’+F vers le Nord, ainsi que la construction des pôles centraux Tunis PV et Tunis Marine. La ligne C sera de 19,5 km et la ligne C’+F de 10,5 km. La « C’+F » rassemble en fait deux lignes mises bout à bout : la ligne C’ s’inscrit dans la continuité de la ligne C et connecte les gares Tunis PV et Tunis Marine, et la ligne F prend le relais de la C’ à Tunis Marine jusque l’Ariana, dans le nord.

La société du RFR comprend une soixantaine de personnes en ressources humaines et elle gère deux grands pôles techniques : le pôle génie civil et le pôle système, qui compte chacun une dizaine d’ingénieurs . Ces deux pôles sont assistés par la maîtrise d’œuvre qui supervise le déroulement des travaux et donne les avis techniques. Une douzaine de techniciens supérieurs y sont affectés. Pour les autres unités qui composent le corps gérant de l’entreprise, on cite la direction des administrative financière et juridique avec une quinzaine de personnes, la direction de la communication, et des unités d’appui : audit interne, direction de planification du budget et SPCM – Secrétariat Permanent de la Commission des Marchés.

Pouvez-vous nous parler de votre poste ?

Je suis le Président Directeur Général qui dirige la société et ses différents pôles. J’occupe ce poste depuis le 25 avril 2016, à peine deux mois seulement.

Au quotidien, chaque journée démarre par un briefing avec l’équipe dirigeante. Nous traitons les grands dossiers, suivons les problèmes rencontrés et prévoyons les urgences qui en découlent et qui sont en rapport avec l’avancement des travaux à tous les niveaux . Nous programmons de même des réunions mensuelles, et selon les nécessités du travail, avec les chefs des entreprises de construction impliquées dans le projet, afin de pouvoir suivre au mieux les travaux. Ces entreprises sont soit du bâtiment et du génie civil (Somatra, Tecnis, EGMS et SBF) soit des travaux ferroviaires (Colas Rail). ll est à signaler que ces rencontres avec les différents partenaires ou entreprises de travaux nécessitent généralement des visites de chantier.

En termes de communication externe, nous avons beaucoup de tâches à accomplir suite aux problèmes qui surgissent et qui sont en rapport avec les actes de réinstallation des habitants ou avec leur nouveau contexte socio environnemental. Notre souci est d’être toujours à l’écoute des riverains et des gens impactés directement ou indirectement par le projet. Nous le sommes par le biais des consultations publiques menées, des manifestations événementielles, des rencontres périodiques avec les habitants, la société civile et les collectivités territoriales, ou à travers l’accueil direct à nos bureaux des habitants pour mieux gérer leur plaintes ou mécontentements.

Quel a été votre parcours jusqu’ici ?

Je suis originaire de la ville de Ksar Hellal (gouvernorat de Monastir), et ingénieur diplômé de l’école nationale des ingénieurs de Tunis (ENIT) en génie civil. Après 2 années préparatoires et 4 ans passés à l’ENIT, j’ai obtenu mon diplôme de génie civil en juin 1996.

Ma carrière a démarré en octobre 1996 par le biais de recrutements en tant qu’ingénieur principal à la SNCFT. J’y ’ai assuré la fonction de chef de projet « Réparation et Renforcement d’ouvrage d’art » sur tout le réseau jusqu’à fin août 2010, soit pendant 14 ans.

Je suis ensuite parti en mission de deux ans au Mozambique, en Afrique à partir d’octobre 2010 jusqu’au Aout 2012. Je travaillais sur un projet routier en tant qu’expert en structure avec le bureau d’étude Studi groupé avec un bureau africain. C’était une expérience très enrichissante!

En Août 2012 j’ai rejoint l’équipe RFR en tant que chef de projet de génie civil de la ligne D ensuite chef de pôle génie civil, poste que j’ai occupé jusqu’à ma nomination en tant que PDG en avril 2016.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans le transport ferroviaire ?

Le ferroviaire me passionne depuis l’enfance. Je suis né d’un père cheminot, ce qui m’a familiarisé très tôt avec les attitudes des cheminots et leur mode de vie, ainsi qu’avec les engins et les logistiques du matériel roulant.

Par la suite, après avoir terminé mes études et avoir eu la chance d’être parmi le personnel actif de la SNCFT, regrouper nostalgie familiale et ambition professionnelle a été un bonheur sans précédant.

C’est un travail qui ouvre aussi des horizons sur l’autre monde : voyager et échanger les techniques et les expériences. J’ai par exemple pu effectuer quelques missions en Italie et en France pour suivre des commandes d’ouvrages métalliques. Récemment , j’ai assisté au Salon Européen de la Mobilité à Paris.

Parlons du RFR. Quels sont les principaux enjeux de ce projet ?

Notre enjeu principal est de respecter le calendrier approuvé par le Ministère du Transport et le comité de pilotage du projet, présidé par M. le président du gouvernement. L’échéance est en octobre 2018 et c’est un challenge. Il faut pour cela arriver à s’organiser avec les constructeurs.

Nous travaillons avec plusieurs entreprises de génie civil, dont Somatra et Tecnis, avec qui nous avons eu des difficultés cette année. Tecnis a connu des complications internes suite à un redressement judiciaire fin 2015. En février 2016, un représentant judiciaire était nommé pour résoudre ces problèmes. Jusqu’en avril, il n’y a eu aucune activité. Mais après une première mise en demeure fin avril, l’activité a repris. Nous avons aussi adressé une mise en demeure à Somatra, avec qui nous avions des soucis de rythme. Il est en effet indispensable d’avancer vers les autres étapes du projet, tel que la pose des rails prévue avec Colas Rail.

Pour la construction des stations, nous travaillons avec deux autres entreprises : SPF pour la ligne D et EGMS pour la ligne E. Cette composante est quasiment achevée excepté pour quelques stations comme celle du Bardo. On compte en toutes 8 stations sur la ligne D et 5 pour la E.

L’un de nos grands soucis est le retard des travaux et notre inquiétude est de pouvoir résoudre les problèmes liés à la libération des emprises. Malheureusement, les procédures judiciaires de ce volet foncier sont très longues et ne nous permettent pas de prévoir des délais fixes pour la résolution des problèmes en question, ce qui fait surgir des conflits d’ordre social qui freinent l’avancement des travaux.

Que pouvez-vous donc nous dire de l’échéance prévue en 2018 ?

Le rythme actuel risque de ne pas être suffisamment soutenu pour l’échéance de 2018, mais nous conservons notre volonté et notre optimisme. Nous avons dressé un planning d’urgence caractérisé par le suivi des entreprises semaine par semaine à travers des sous-plannings hebdomadaires. Si ces plannings ne sont pas respectés, nous élaborons des stratégies pour rattraper ces retards. Actuellement Nous exerçons une pression pour améliorer le rendement en renforçant les équipes de travail et en exigeant d’améliorer les procédures, ce qui commence à donner des résultats encourageants.

A terme d’exemple, la semaine écoulée, Tecnis a su respecter son planning. Mais Somatra prévoit une semaine de retard dans la pose de viaducs prévue pour le 15 juillet. Nous coordonnons cela avec Colas Rail, qui commencera à poser les voies en juillet.

Et les autres composantes du projet ?

En termes de génie civil, le creusement du tunnel est achevé depuis 2015. Il s’agit du premier vrai tunnel que l’on construit en Tunisie !

La SNCFT – Société Nationale des Chemins de Fer Tunisien – doit se charger du matériel roulant. Ce devrait être au stade d’approbation.

Aussi, en termes de sécurité, l’ensemble du réseau RFR est en site propre sans passage à niveau. Cela évite un certain nombre de risques. Les traversées des voies pour les piétons se feront via des passerelles, dont certaines seront dotées d’escalators pour faciliter les déplacements. Un enjeu de sécurité que nous appréhendons cependant est la tendance de la population à dégrader les clôtures pour traverser directement sur les voies. Il est nécessaire de sensibiliser sur les risques de telles pratiques.

En outre, nous rencontrons un certain nombre de résistances de la part des riverains qu’il faut traiter. Par exemple, au Bardo, le RFR doit passer en surface, et nous proposons un tunnel routier. Cette variante a provoqué un mécontentement d’une part de la population. Bien que cette partie soit minoritaire, elle s’est fait entendre. Elle demande de creuser un tunnel pour le RFR, ce qui coûte très cher. Etant donné qu’un tunnel pour le métro nous croise déjà, il faudrait que nous creusions encore plus profond, ce qui n’est pas possible.

Et pour la suite du projet ?

Le nouveau plan quinquennal va définir les grands axes d’avancement, et nous permettre de nous focaliser sur les priorités pour la prochaine étape. De mon point de vue, il faut placer la priorité sur l’aménagement du centre ville afin de garantir l’accueil des voyageurs. En parallèle, il faut compléter tout le réseau sur la première couronne avant de passer à la deuxième couronne – extension des lignes D et E. La prochaine étape à suivre pour ces priorités est l’actualisation de toutes les études. Elles ont été achevées en 2007 et nous sommes en 2016. Il y a eu des évolutions. Avec les actualisations, on pourra entamer correctement la suite des travaux.

Il faut aussi assainir les problèmes fonciers, et anticiper en commençant au plus tôt les prochaines expropriations de terrains.

Et par rapport au réseau existant, quel modèle d’intégration a été pensé pour le RFR ?

Le RFR doit être complémentaire aux autres réseaux. Cela va s’exprimer par la construction de gares multimodales qui vont assurer l’intégration entre les trois modes de transport. Le système de billettique doit aussi être correctement intégré aux autres réseaux, mais là c’est la SNCFT qui est responsable. L’exploitation sera en effet confiée à la SNCFT qui prendra en charge tous les aspects relatifs. La société du RFR n’est absolument pas dans l’opération. Nous restons un bureau d’étude qui supervise la construction.

Que pensez-vous de la pertinence de la SNCFT comme opérateur ?

La SNCFT sait exploiter un réseau, il n’y aura pas de problème. Un organigramme spécifique et un programme de recrutement sont prévus pour l’exploitation du RFR au sein de la SNCFT.

De façon plus générale, quels sont les enjeux de mobilité du moment selon vous ?

A Tunis, nous sommes au paroxysme du développement de la voiture. Chacun veut acquérir sa voiture personnelle, et avec la libération des importations, le nombre de véhicules augmente de jours et jours. De plus, notre infrastructure actuelle est presque inchangeable. On essaie de l’améliorer avec les échangeurs, mais plus on construit de voies plus il y aura de voitures.

En parallèle, le transport public dans le Grand Tunis souffre de beaucoup de manquements. Aujourd’hui, la solution c’est le ferroviaire ! Sur certains axes, la circulation est infernale, et seul un développement du réseau ferroviaire peut nous en sortir. Le RFR va jouer un rôle important dans cette amélioration. Une rame de train correspond à 1700 voitures ! Ca va soulager les routes ! Dès la première tranche, cela va aider. Mais nous avons encore beaucoup à faire, comme répondre au besoin d’extensions du Métro Léger. Il y a d’importants travaux à engager de ce côté aussi.

L’enjeu principal étant l’axe ferroviaire, l’enjeu suivant est l’amélioration du niveau de performance des réseaux de bus. Du côté de Transtu, ce niveau souffre d’importantes dégradations, bien que l’acquisition récente de bus ait permis une amélioration. Il faut revenir au niveau que nous avions en 2010. Le programme des acquisitions s’étale jusqu’en 2018, nous devrions y arriver à ce moment.

Que penseriez-vous par exemple d’une autorité organisatrice pour le Grand Tunis ?

Du point de vue du projet RFR, cela serait un soulagement. Par exemple, les nombreux problèmes d’expropriation foncière que nous gérons actuellement représentent 50% du travail et constituent un véritable frein au projet. Les comités interministériels n’ont pas les compétences nécessaires pour accélérer ce travail car il s’inscrit dans un processus juridique. En cas de litige sur le prix de l’expropriation, le litige passe devant un tribunal, ce qui rend la procédure très longue. On attend en moyenne 2 à 3 ans pour avoir un jugement, au lieu de 3 mois en théorie. Une autorité organisatrice peut aider à ce niveau en allégeant les procédures.

Une dernière question : comment voyez-vous vos prochaines années ?

J’espère que les jours à venir me permettront de réussir à unir l’équipe du RFR qui fait de son mieux pour achever le projet. Nous croyons en la compétence et au sérieux de nos compatriotes et de nos partenaires malgré les difficultés. J’espère bien que tous les intervenants au projet RFR croient et disent à haute voix que l’impossible n’est pas Tunisien.

Entretien réalisé le 21 juin 2016.