31 mars 2017

« Dériver » comme un outil pour explorer la situation des piétons

« Dériver »
comme un outil pour explorer la situation des piétons

La marche comme un mode à part entière

Bien que reconnus comme les modes de transport les plus utilisés dans la plupart des villes du Sud, les modes actifs sont souvent oubliés ou négligés dans la planification de la mobilité urbaine. Voitures privés, bus, métros et tramways occupent une place plus importante dans l’imaginaire actuel des décideurs. Les investissements en infrastructures pour ces modes en témoignent. Cependant, les modes actifs (la marche, le vélo ou autres) continuent à assurer les pourcentages les plus importants des déplacements quotidiens.

Les déplacements utilisant des modes actifs se trouvent donc dans une situation peu enviable : en assurant de plus en plus de déplacements, ils ne bénéficient pas d’une planification adéquate des infrastructures – exclusives ou non – dont ils ont besoin. De plus, la composante culturelle dans certaines villes veut que ces modes soient perçus comme les modes des habitants ne pouvant pas accéder aux transports motorisés (privés ou publics), jouant donc de manière négative dans l’image de ces modes. Dans les villes du Sud, des situations d’infrastructures sont pointées du doigt pour expliquer les problèmes de la mobilité active : manque de trottoirs, manque de continuité des infrastructures, partage conflictuel de vitesses, entre autres. De ces grandes lignes en découlent plusieurs situations qui exacerbent les difficultés de marcher ou de faire du vélo dans des conditions pareilles. Mais, les descriptions restent souvent très générales et ne montrent pas de façon concrète ce que les piétons et les usagers de vélo doivent subir quotidiennement.

Ville Pays Part modale
MARCHE
(tous déplacements)
Année Source
AFRIQUE SUBSAHARIENNE
Bamako Mali 57% 1993 Diaz Olvera, Plat & Pochet 2008
Conakry Guinée 74% 2003 Diaz Olvera, Plat & Pochet 2008
Dakar Sénégal 74% 2000 Diaz Olvera, Plat & Pochet 2008
Douala Cameroun 62% 2003 Diaz Olvera, Plat & Pochet 2008
Niamey Niger 69% 1996 Diaz Olvera, Plat & Pochet 2008
Ouagadougou Burkina Faso 42% 1992 Diaz Olvera, Plat & Pochet 2008
AMERIQUE DU SUD
Bogota Colombie 23% c2013 CAF 2015
Buenos Aires Argentine 16% c2013 CAF 2015
Caracas Venezuela 15% c2013 CAF 2015
Curitiba Brésil 34% c2013 CAF 2015
Lima Pérou 24% c2013 CAF 2015
Montevideo Uruguay 11% c2013 CAF 2015
Quito Equateur 18% c2013 CAF 2015
Rio de Janeiro Brésil 30% c2013 CAF 2015
Santa Cruz Bolivie 26% c2013 CAF 2015
Santiago Chili 17% c2013 CAF 2015
Sao Paulo Brésil 34% c2013 CAF 2015
AMERIQUE DU NORD ET CARAÏBES
Chicago Etats Unis 19% 2008 Chicago Met. Agency for Planning 2008
Mexico Mexique 20% c2013 CAF 2015
Montréal Canada 06% 2006 EPPOM, visité en 2016
New York Etats Unis 39% 2009 New York City 2009
Panama Panama 11% c2013 CAF 2015
San José Costa Rica 17% c2013 CAF 2015
Toronto Canada 05% 2006 EPPOM, visité en 2016
ASIE
Ahmedabad Inde 22% 2008 Ministry of Urban Development 2008
Bangalore Inde 26% 2008 Ministry of Urban Development 2008
Delhi Inde 21% 2008 Ministry of Urban Development 2008
Osaka Japon 27% 2000 Osaka Prefecture 2000
Pékin Chine 21% 2011 Beijing Yearbook 2011
Singapour Singapour 22% 2011 Land Transport Authority 2011
EUROPE
Amsterdam Pays-Bas 20% 2008 EPPOM, visité en 2016
Athènes Grèce 08% 2006 EPPOM, visité en 2016
Barcelone Espagne 46% 2006 EPPOM, visité en 2016
Berlin Allemagne 30% 2008 EPPOM, visité en 2016
Bruxelles Belgique 03% 2008 EPPOM, visité en 2016
Copenhague Danemark 17% 2014 EPPOM, visité en 2016
Lisbonne Portugal 16% 2001 EPPOM, visité en 2016
Londres Royaume Uni 20% 2006 EPPOM, visité en 2016
Lyon France 34% 2015 EPPOM, visité en 2016
Paris France 47% 2008 EPPOM, visité en 2016
Stockholm Suède 17% 2006 EPPOM, visité en 2016
Turin Italie 07% 2011 EPPOM, visité en 2016

 

« Dériver » comme un outil d’exploration

Les outils pour décrire les problèmes de mobilité pour les piétons restent donc excessivement généraux et ils ne décrivent pas en détail les conditions des déplacements. Pour mieux comprendre la situation, il est nécessaire d’explorer la situation particulière de chaque ville. La « dérive », un concept issu des études urbaines de la moitié du XXème siècle, s’avère en principe utile pour comprendre les difficultés pour les piétons dans les villes du Sud, une par une. Cet outil ne cherche pas à généraliser une description mais plutôt à présenter une manière de lire une situation réelle et complexe.

La « théorie de la dérive urbaine » est à la base un outil pour connaître la ville ; elle a été développée par le Mouvement de l’International Situationniste qui, pendant la moitié du XXème siècle, s’opposait férocement aux méthodes de lecture du Mouvement Moderne. Cet outil cherchait à proposer une vision bien plus proche de l’individu, de l’habitant de la ville, sans perdre le but de devenir un outil générateur de connaissance de la ville. Loin d’être donc un outil fondé sur le hasard, la « dérive » établissait des règles préalables qui devaient être respectées pendant l’exercice. Entre ces règles, la taille de l’espace à explorer, le temps qui serait consacré et le nombre de personnes qui participeraient étaient des variables fixes de chaque initiative. L’objectif était d’établir un cadre suffisamment robuste pour garantir les observations les plus objectives possibles. Par la suite, une o plusieurs personnes réalisaient des déplacements dans le territoire urbain comportant un certain degré d’hasard – les dérives – et analysaient les résultats.

Guy Debord a écrit la « théorie de la dérive » en 1958. Dans ce – court – texte, il décrivait ce que la dérive pouvait être. Celle-là est tout d’abord une expérience ou un essai dans un contexte urbain ; il s’agissait donc de traverser plusieurs ambiances qui se succèdent dans un parcours urbain, se laissant attirer ou non par des références urbaines. Derrière cette expérience se cache l’idée de se déplacer en ville de façon différente à comment un individu le fait quotidiennement : les besoins de mobilité résidence-emploi ou résidence-commerce sont ainsi dépassés. La dérive serait donc un exercice urbain d’exploration visant à apercevoir la ville d’une autre manière.

Une expérience pilote pour réfléchir aux conditions pour les piétons

En empruntant et adaptant de façon limitée la « théorie de la dérive », un exercice a été proposé pour apporter un autre regard à la situation des piétons en ville, et notamment dans les villes où les infrastructures pour les modes actifs s’avèrent inadéquates. Sans autre but qu’une description ‘experte’ du manque de conditions favorables à la pratique de la marche, un premier exercice de « dérive » a été fait à Kochi, en Inde. Les règles de départ restaient basiques et ne cherchaient à aucun moment à généraliser les analyses qui en découlent de l’exercice : deux participants, un trajet reliant une gare et une autre référence urbaine et une durée approximative entre deux et trois heures.

A partir d’observations et de ressentis pendant l’exercice, le binôme qui réalisait l’exercice devait essayer de rentrer dans la peau des piétons dans une ville où l’image de la marche – en tant que mode actif – est très différente de celle prônée par les responsables de villes européennes, par exemple. Entre malaise et confort, entre danger et sécurité, entre parcours hasardeux et flânerie, les observateurs cherchaient à montrer de façon concrète une problématique de planification de la mobilité qui reste beaucoup trop souvent en retrait. Si les conditions d’infrastructure sont le résultat direct des politiques de planification, les conditions d’infrastructures urbaines (et notamment celles qui sont construites principalement pour les piétons) montreraient donc un encouragement ou un dédain envers les investissements pour les piétons. De plus, l’utilisation adéquate ou non de ces mêmes infrastructures par les modes motorisés montrerait aussi les succès ou les échecs en termes de contrôle et de réglementation. Ainsi, à partir d’observations, les participants mettraient en avant problèmes et points forts des pratiques de planification et des habitudes actuelles.

L’exercice de « dérive » se propose donc comme un outil principalement descriptif pour une situation particulière, dans une certaine ville et sur un trajet singulier. Ces potentielles descriptions permettront, par la suite, réfléchir à la méthode de la « dérive », mais aussi à s’interroger sur les conditions pour les personnes qui sont contraintes de marcher dans des villes qui, par choix ou par besoin, négligent la mise en place de conditions adéquates pour encourager les déplacements piétons.

Le texte (en anglais) de l’exercice se trouve ici.